“Coucougamin” est une mailing-list de potes créée vers le milieu des années 1990, qui a permis à des potes de se créer un réseau social avant qu’on ait inventé le concept. Les échanges s’effectuaient exclusivement par e-mail. Ce moyen de communication a vu nombre de créations loufoques se propager sur le lieu de travail à un rythme souvent démentiel.
RIEN !!!
Fernand le Mérou avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus. Mais le destin l’avait retrouvé. Dix ans qu’il se cachait avec son arbalète au fond d’une mine de saindoux pour échapper à la lumière arborescente de ce soleil policier…
Fernand le Mérou avait eu une jeunesse difficile. A l’école primaire, au cours de gymnastique, il avait des vêtements sans nominettes, et tout le monde se moquait de lui, le traitait de pur synthétique, et lui jettait des crevettes et des cravates en signe de mépris. Sa coiffure étrange en forme de nez lui avait valu le surnom de “camembert”, c’est tout dire, mais ce n’est pas tout. Son père buvait, sa mère louchait, et son prof de catéchisme avait des rhumatismes à l’oeil droit.
Quand on a eu une enfance pareille, on ne peut pas s’en sortir sans la chance. Et Fernand faisait fuir la chance comme un baba au rhum fait fuir le tapir diabétique végétarien.
Rarement on avait vu quelqu’un d’aussi malchanceux. Un étron sur le trottoir ? Il y marche à pieds nus. Un témoin de Jéhovah perdu dans sa rue ? C’est c’est Fernand qu’il sonne. Un carré d’as au poker ? Son voisin a une quinte flush. Une vache folle perdue dans une ferme ? C’est lui qui commande le steak. Un CD de Pierre Bachelet comme gros lot à la loterie du bingo de la paroisse ? C’est lui qui le gagne ! Une promotion d’enfer à C&A pour des jeans ? Il n’a pas de jambes. Une BMW série 7 au prix d’une Lada ? Il achète la Lada. Bref, Fernand était un chancre purulent sur la face du succès. Mais il le savait…
Que faire dans la vie quand on n’a aucune chance, et qu’en plus on n’a pas de nominette dans ses vêtements ?
On peut devenir militaire, mais Fernand n’était même pas assez con (il n’avait même pas cette chance-là…).
On peut éventuellement devenir un savant fou cannibale germanophone mais Fernand était vraiment trop nul pour parler teuton et pour aligner deux formules sur un ruban de papier toilette. Doué pour rien, c’est doué pour rien…
Pour rien…?
Tiens, c’était l’idée.
Dans la vie, Fernand décida de s’employer à faire “rien”. Rien, mais avec intensité et application. Beaucoup de gens ne font rien, mais peu en font une vocation.
Fernand le Mérou décida de monter sa boîte de rien. On trouvait plein de choses dans les articles qu’il proposait : trois fois rien, moins que rien, rien du tout, mine de rien, des bons à rien, des petits riens… Le catalogue était impressionnant. Tout ce qui était rien se trouvait chez Fernand le Mérou. Toutes les sortes de rien. Il n’y avait rien dans son catalogue, mais c’était là tout l’avantage de la situation. Fernand se faisait aussi consultant en rien, mais il s’aperçut vite que “consultant” et “rien” étaient des synonymes ; ce qui ne l’empêchait pas d’avoir un succès certain.
Exemple de conversation entre un client et Fernand le mérou :
C : “Bonjour, qu’est-ce que vous avez pour moi aujourd’hui ?”
F : “Rien.”
C : “C’est intéressant. Et vous le vendez combien ?”
F : “Trois fois rien.”
C : “C’est pour rien, alors !”
F : “Ah non, c’est pour rien, c’est plus cher !”
C : “Ah bon, combien plus cher ?”
F : “Presque rien”
C : “C’est quand même pas donné !”
F : “Ah ça, on n’a rien sans rien !”
De toute la galaxie, on venait consulter Fernand le Mérou sur rien, et sur la meilleure façon de l’exploiter. Mais les beaux jours ne durent qu’un temps, même si après la pluie le beau temps, et que la lumière est au bout du tunnel. Un jour débarquèrent chez Fernand le Mérou quelques individus étranges : des nihilistes. Ces gens qui ne ressemblaient à rien (c’est déjà un signe) prétendaient tout savoir sur rien, ce qui est déjà ambitieux en soi.
Mais Fernand n’était d’accord sur rien, et ça s’annonçait mal. Les nihilistes tentèrent de vendre à Fernand du rien qui ressemblait plutôt à du pas grand’chose, ce qui en soi est une hérésie.
Soudain, un des nihilistes, qui ressemblait à un poulpe enduit de sauce tartare éternua avec violence.
-“A vous souhaits” dit Fernand
-“Merci” dit le poulpoïde
-“De rien…” ajouta Fernand…
Les nihilistes, complètement offensés par une parole aussi inconséquente de la part du mérou, prirent d’abord l’air de rien, mais c’était une ruse. Ils cachaient tous entre leurs orteils des annihilateurs, des grenades à anti-matière, des photos de trous noirs et des scampis à l’ail. Munis de ces armes destructrices, il saccagèrent la boutique de Fernand le mérou, tout en maintenant celui-ci enchaîné, lui laissant profiter de l’anéantissement de sa vie de rien.
Bien sûr, il n’y avait rien à dévaster, mais il le réduisirent quand même à néant, ce qui est très différent… Les décombres de la boutique de rien fumaient, et les lambeaux de la vie de rien de Fernand le mérou s’évaporaient dans le ciel couvert de plumes de phoque.
Au désespoir, Fernand rua (si vous n’avez jamais vu ruer un mérou, dites-vous de toute façon que ça ne ressemble à rien), se débatta, se cabrit, il détalut de l’endroit et parta se cacher loin de ce rien qui n’était même plus trois fois rien. Il marcha pendant des décennies, usant des pieds jusqu’à la moquette ; puis il devint allergique au soleil qui lui faisait pousser des ongles au creux des paupières. Il entra dans la galaxie de l’Olympe et Zeus lui dit :
“Quiconque ose défier la puissance de Zeus doit être puni. Tu erreras désormais dans des mondes inconnus… Jusqu’au royaume d’Hadès…”
Et Fernand zappa juste à temps ; il avait déjà vu cet épisode d’Ulysse 31, et pour le moment ça ne lui disait rien. Il trouva l’entrée d’une ancienne mine de rien (désaffectée depuis qu’on n’y trouvait plus que du néant chaotique avant d’être reconvertie en mine de saindoux) et s’y terra loin du soleil et du Bingo Vision…
Fernand attendait son heure… Il grignotait trois fois rien et des tartines au saindoux. Il survivait en écrivant des épisodes de Gaston le Lapin en catalan. Il attendait de renaître ; et sa vengeance serait terrible… Déjà les pas de Gaston le Lapin résonnaient dans ses yeux. Gaston… Lui pourrait le sauver de ce manque de rien…
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